Une Kabylie libre dans un environnement démocratique

Entretien avec le Professeur Salem Chaker

Quarante-quatre ans après les événements qui ont donné naissance au Printemps berbère de Kabylie, nous avons souhaité avoir le regard de Salem Chaker, lui qui avait vécu ces événements de près, et savoir ce qu’il pensait de la situation actuelle en Kabylie et surtout comment il voit l’avenir de cette région de Tamazgha qui a été le centre de diverses luttes identitaires et démocratiques.

Tamazgha.fr : Nous sommes en période de commémoration du Printemps berbère. Et 44 ans après le Printemps berbère de Kabylie, d’Avril 1980, on aimerait bien avoir votre regard.

S. Chaker : Merci de me donner cette occasion de dire quelques mots à ce sujet, même si je me suis souvent exprimé, en particulier dans mon dernier livre « Berbères aujourd’hui / Imazighen Ass-a », totalement réactualisé en 2022.

1980-2024. En 1980 j’avais 30 ans, en 2024 j’en ai 74, ce qui donne tout de même une profondeur chronologique qui autorise une certaine évaluation des évolutions, des avancées et des impasses ou des échecs. Avril 1980 reste le moment charnière qui a permis une évolution importante : la question berbère, la berbérité et la référence à la langue berbère ont cessé d’être un tabou. Totalement absentes dans tous les textes officiels, mais de toutes les prises de parole et de tous les débats politiques officiels, intellectuels et culturels. Il faut se rappeler qu’avant 1980 le terme même de « berbère », d’ »amazigh » ou de « tamazight » étaient totalement absents de l’espace public, que ce soit en Algérie ou dans l’ensemble de l’Afrique du Nord. C’est donc un changement significatif : le berbère est présent, la berbérité est présente.

Ceci étant, l’évaluation globale ne peut être que très contrastée, parce qu’il est certain que la situation du berbère et des Berbères reste extrêmement fragile, peut-être même de plus en plus menacée. Et il me semble que sur ce plan, nous, acteurs politiques, culturels, intellectuels et scientifiques, avons sous-évalué certains paramètres fondamentaux. D’abord, pour ce qui est de la question berbère et de la survie même de la berbérité, nous avons sous-estimé la force des dynamiques socio-historiques qui ont travaillé et qui continuent à travailler contre le berbère et les Berbères. Les facteurs fondamentaux qui ont assuré la survie du berbère pendant des siècles ont totalement disparu. L’intégration nationale, l’intégration des élites, etc., font que les capacités de résistance sont fortement amoindries. On le voit très bien au niveau de la transmission de la langue ; en dehors des zones berbérophones, en émigration interne ou externe, sa transmission est très faible et le travail d’assimilation linguistique s’est accéléré pendant tout le XXe siècle, surtout depuis la décolonisation et l’exode rural massif. J’avais bien perçu cette donnée, ce qui m’avait amené, dès 1995, à formuler la thèse selon laquelle la survie du berbère passait par l’autonomie des régions berbérophones. Ce qui rejoignait l’analyse des sociolinguistes, notamment Catalans, qui dès les années 50 avaient parfaitement perçu que la survie d’une langue minoritaire et minorisée suppose une réelle autonomie territoriale. Sinon le travail de laminage et d’assimilation se poursuit naturellement, en dehors de toute politique linguistique assimilationniste de l’Etat central. Le second paramètre sous-estimé est le contexte socio-politique global. Et en particulier, la puissance du travail de sape de l’Etat lui-même et de ses appareils idéologiques et sécuritaires. Nous avons sous-estimé leur efficacité dans le contrôle de la société, la récupération, l’infiltration et la neutralisation. Cela concerne d’ailleurs aussi bien l’Algérie que l’ensemble du monde arabo-musulman. On a pu le vérifier en 1980 et plus tard lors de tous les épisodes de tensions et de contestations.

Un autre facteur sans doute sous-estimé est la référence au nationalisme auquel les élites berbères ont globalement adhéré, à quelques exceptions près, en occultant ou en ignorant que celui-ci était porteur non seulement de leur négation, mais du projet de leur liquidation. Car, le nationalisme nord-africain a pour fondements idéologiques l’arabisme et l’islamisme, références dont l’équilibre a varié dans le temps. Dans les phases anciennes, l’arabisme prédominait, actuellement c’est plutôt l’islamisme. Cette double référence est de nature totalitaire et nie toute autonomie des individus et de la société. Le projet global de ce nationalisme arabo-islamique est la normalisation sociale et le contrôle politique de la société et des individus. L’Algérie illustre cela parfaitement de même que, avec quelques nuances, les autres pays d’Afrique du Nord. Cette mauvaise évaluation concerne les Berbères mais plus largement l’ensemble des courants démocratiques. En conséquence, quelles que soient les avancées symboliques sur la question berbère, les contextes socio-politique et idéologique restent très défavorables.
Pour être très clair, je dirais que tant que les sociétés berbères, les élites et les sociétés de l’ensemble de l’Afrique du Nord ne rompront pas avec cette référence au nationalisme à fondement arabo-islamique, je ne vois pas d’espace pour une évolution vers la démocratie et vers la tolérance et l’acceptation de la diversité. Il est évident que depuis 1962, le nationalisme et la religion ont été structurellement instrumentalisés par le pouvoir pour assurer sa pérennité.


Aujourd’hui, malheureusement, la Kabylie est dans une période vraiment existentielle. L’environnement politique est plus que jamais hostile, plus que celui des années 1970 avec des arrestations, des condamnations arbitraires et la terreur que fait régner le régime algérien, une terreur qui, parfois, atteint la diaspora. Pensez-vous qu’aujourd’hui ou demain, il puisse y avoir un rebond idéologique salvateur, et pourquoi pas même massif, en Kabylie ?

Il est toujours difficile de répondre à ce genre de questions. Nul ne peut prévoir l’avenir. Tout ce que je peux dire, c’est qu’effectivement l’évolution récente du régime algérien a été dans le sens d’une accentuation de son caractère répressif, arbitraire et absolument négateur de tous les droits les plus fondamentaux. La Kabylie a particulièrement été ciblée, plus largement le nombre d’emprisonnés et de condamnés pour délit d’opinion n’a sans doute jamais été aussi important, de même que les entraves à toutes les formes de liberté. Il faut s’interroger sur la signification et les causes de cette évolution ultra répressive. On peut penser qu’elle est liée à l’accentuation de l’illégitimité du régime. Cela signifie aussi que les forces de contestation potentielles sont toujours là, que ce soit en Kabylie ou ailleurs. Un régime qui se durcit, qui arrête, qui réprime et qui utilise absolument tous les moyens d’intimidation est sans doute un régime qui se sait fragilisé. Il n’a plus que les armes de la répression pour se maintenir et se reproduire. La situation est certes très difficile, dans la mesure où le contexte international est, lui aussi, défavorable. On voit très bien que tout va dans le sens d’une répression accrue et plus systématique en Kabylie, en Algérie et dans l’ensemble arabo-musulman. En contrepoint, cela amène à penser que la société civile n’est pas si sûre que cela pour les États et les régimes en place.
Le contexte est extrêmement difficile en Kabylie où la répression et le contrôle sont généralisés, même des militants culturels se retrouvent en prison sans raison. Mais si l’on juge sur la longue durée, la répression n’a jamais empêché les rebonds. Cela suppose toujours une prise de conscience des élites et implique la rupture avec cette gangue « nationalisto-arabo-islamique » qui empêche toute expression et qui légitime les pratiques autoritaires du régime. Les élites, kabyles et plus largement algériennes, doivent rompre avec cette référence. Il faut que l’attachement éventuel à la patrie, à la nation et/ou à la religion ne soit pas une raison pour interdire toute expression libre ou divergente. Je pense que c’est là que la rupture doit être opérée. La Kabylie, comme d’autres régions berbères et d’autres composantes des sociétés de l’Afrique du Nord, ont montré qu’elles avaient des capacités de résistance et de proposition d’autres alternatives. On peut espérer que dans l’avenir, ces forces berbères et ces forces démocratiques retrouvent une vigueur qui leur permette de se manifester face à un régime totalement disqualifié.

J’insisterais sur un point : au-delà de la spécificité du combat berbère qui est le combat pour le droit à l’existence de minorités linguistiques et culturelles, avec ses propres objectifs, il est nécessaire de rester connecté avec l’ensemble des revendications démocratiques à l’échelle du pays. On ne peut pas imaginer une évolution positive qui garantirait l’existence de la Kabylie dans un contexte qui ne serait pas lui-même fortement démocratisé. On se retrouverait dans une situation assiégée qui rappellerait celle des Kurdes, encerclés par des régimes qui visent à leur éradication. On voit mal comment les Berbères pourraient survivre dans un environnement qui serait globalement hostile.
La Kabylie n’est pas un isolat. La région a de fortes spécificités, historiques, culturelles et politiques. Mais elle a aussi des liens anciens et profonds avec le reste du pays. N’oublions pas que sans doute les deux tiers des Kabyles vivent désormais en dehors de la Kabylie, dans le reste de l’Algérie ou à l’étranger. Il serait illusoire de penser qu’elle puisse se construire un avenir en déconnexion totale d’avec le reste du pays. Tous les courants politiques et intellectuels doivent pouvoir s’exprimer et agir pacifiquement en Kabylie, comme dans le reste de l’Algérie, pour construire un avenir démocratique. C’est pourquoi, pour ma part, je reste fidèle à mes positions de 1995 et surtout celles de 2001 en faveur d’une large autonomie, comme celle qui prévaut en Catalogne ou dans le Pays basque, dans le cadre d’une Algérie démocratique. Cela me semble être le seul objectif politique réaliste qui pourrait épargner à la Kabylie de nouvelles tragédies.

Propos recueillis par
Masin Ferkal.

Source : Tamazgha.fr

Laisser un commentaire