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« Agdud n Imilchil », histoire d’une dépossession

« Agdud », « Moussem des fiancailles », « Festival de la musique des cimes », trois noms pour désigner un seul événement. Ils illustrent parfaitement ainsi l’histoire de la dépossession des Aït Hdiddou de leur Agdud (grand marché annuel) par les autorités marocaines.

Autrefois, cet événement, connu localement sous le nom d’ »Agdud », était un grand marché où se rencontraient vers les débuts du mois de septembre, à la fin des moissons, toutes les tribus de la confédération des Aït Yafelman pour s’approvisionner en vivres avant les premières neiges qui bloquaient les pistes d’Asif Melloul (2 000 m d’altitude) où les Aït Hdiddou s’étaient implantés depuis le 17ème siècle. L’Agdud se déroulait sans grand tapage en raison de l’éloignement des Aït Hdiddou des grands axes routiers.

Ce n’est qu’en 1965 que le ministère marocain du tourisme découvre cet Agdud authentique. Il en dépossède la tribu, l’officialise et le rebaptise « Moussem des fiançailles ». L’Agdud devint alors célèbre. Dans ses brochures, le ministère explique que tout homme désireux de prendre femme peut se rendre à Imilchil et se marier sur la champ avec une femme de la tribu. A l’origine de cette tradition singulière, une légende dont le ministère a fait la promotion. A force d’être répété, ce mensonge a fini par être adopté. Aux touristes avides d’exotisme, on raconte qu’un jeune homme et une jeune femme qui voulaient se marier en furent empêcher par leurs familles par ce qu’ils appartenaient à deux tribus différentes, les Ayt Yazza et Ayt Brahim. Désespérés, ils décidèrent de de se donner la mort. Ils se jetèrent alors chacun dans un lac. C’est ainsi que les lacs Isli et Tislit aurait gagné leurs renommée désormais mondiale. Traumatisés par cette perte, les Aït Hdiddou décidèrent alors d’accorder la liberté à leurs enfants quant aux choix de leurs conjoints.

« Agdud » : une photo de Michaël Peyron
Au fil des années, le festival acquiert une notoriété internationale. La région attire des milliers de touristes, mais le quotidien des Aït Hdiddou reste le même : misère et précarité. Ni écoles, ni routes, ni infrastructures. L’Agdud, le marché, a fini par perdre de son utilité initiale. Marginalisé, il n’est fréquenté que par peu d’habitants.

Au début des années 2000, le centre Tarek Ibn Ziyad, présidé par Hassan Aourid, récupère le « Moussem des fiancailles ». Il lui change de nom. Il devient « Festival des musiques des cimes ». Cette implication du centre Tarek Ibn Ziyad ne change rien à la situation de la région. Les Aït Hdidou ont été tout simplement dépossédés de leur Agdud sans qu’on leur demande leur avis. Les Aït Hdiddou subissent les décisions prises à Rabat ou à Meknès.

La situation de cet Agdud est révélatrice de la politique anti-amazighe initiée par la monarchie marocaine depuis des décennies. Celle-ci a récupéré à travers ses institutions plusieurs manifestations culturelles amazighes avant de les folkloriser et les vider de leur utilité, poussant même les Imazighen à s’en éloigner et à s’en démarquer.

A. AZERGUI

Voir vidéo « Noces blanches » (reportage de Malek Sahraoui et Manoël Pénicaud, France 3, 2007) :

Tamazight langue officielle au Maroc, un mensonge politique !

La monarchie marocaine a fait de Tamazight une langue officielle depuis 2011. A force de répéter ce mensonge politique, la plupart des Imazighen ont fini par le croire par naïveté ou faire semblant d’y croire par intérêt. Certains, parmi les plus zélés, se sont même transformés en véritables chiens de garde de la nouvelle politique berbère de la monarchie initiée par la création de l’Ircam, entraînant avec eux des artistes, des acteurs associatifs et des militants locaux et parfois même venus d’autres régions de l’Afrique du nord. Ces derniers sont appelés en renfort pour chanter les louanges de la monarchie qui a « sauvé » les Berbères et redonné vie à la graphie Tifinagh. Le dernier exemple de cette servitude volontaire à laquelle s’adonne certains Amazighs est la commémoration de « troisième anniversaire de la constitutionnalisation de l’amazigh » par une association dite amazighe à Tiznit.
tiznitL’article 5, un écran de fumée

Le fameux article 5 de la constitution marocaines reconnaît Tamazight comme langue officielle en usant d’une véritable gymnastique sémantique qui l’a vidé de tout son sens. Si on analyse cet article, on se rend compte que cette langue aura toujours une place secondaire au sein d’un Etat qui se veut d’abord arabo-musulman. Cet article dit : « L’arabe demeure la langue officielle de l’Etat. L’Etat œuvre à la protection et au développement de la langue arabe, ainsi qu’à la promotion de son utilisation. De même, l’amazighe constitue une langue officielle de l’Etat, en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception. Une loi organique définit le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette langue, ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et aux domaines prioritaires de la vie publique, et ce afin de lui permettre de remplir à terme sa fonction de langue officielle. »

Comme on vient de le voir, l’arabe demeure la langue officielle. De ce fait, elle sera protégée et développée. Son utilisation sera promue. L’amazigh, constitue une langue officielle de l’Etat, mais (faites attention) en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception. On remarque ce qui suit :

1- Les deux langues officielles sont séparées et traitées dans des paragraphes distincts. L’arabe d’abord et l’amazigh par la suite. Ce qui laisse entendre une relation hiérarchique entre les deux langues et une différence aussi entre ceux qui les pratiquent, étant le lien étroit entre langue et identité.
2- L’amazigh ne remet pas en cause la prééminence de l’arabe. Il apparaît comme un « rajout » à une donnée fondamentale : « l’arabe est la langue officielle de l’Etat« .
3- La langue amazighe est « une langue officielle » en tant que « patrimoine commun à tous les Marocains« . Cette notion de « patrimoine commun » pose aussi problème. Son but étant de tuer la communauté amazighe, de dissoudre le peuple amazigh dans l’arabité. Les Berbères ont le droit, en tant que patrimoine, à cette langue, mais pas en tant que communauté ou en tant que peuple. A travers cette notion, l’Etat tend à exclure toute reconnaissance des droits des minorités ou de communautés linguistiques ou territoriales, ou même de droits linguistiques des individus. Tamazight n’est pas la propriété des Amazighs qui n’ont aucun droit particulier sur leur propre langue, mais un patrimoine commun à la « nation marocaine ». Celle-ci qui se veut « unie » refuse ainsi de reconnaître ses composantes ethnolinguistiques. Reconnaître une spécificité linguistique à certaines régions par exemple mène à ancrer dans le droit une distinction berbérophones/arabophones, ce qui portera ainsi atteinte à l’unité linguistique et culturelle de « la nation ». Les implications politico-juridiques d’une telle reconnaissance sont considérables. Derrière cette approche se profile à l’évidence le « spectre de la sécession berbère » enraciné dans l’univers idéologico-politique des pays de l’Afrique du nord depuis les années 1930 avec le prétendu « dahir berbère » ou encore « la crise berbériste » au sein du mouvement nationaliste algérien des années 40.
4- Le Royaume du Maroc (…) réaffirme ce qui suit et s’y engage : « Approfondir le sens d’appartenance à la Oumma (nation, ndlr) arabo-islamique, et renforcer les liens de fraternité et de solidarité avec ses peuples frères« . Et puis un autre paragraphe dans le préambule : « Le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen ». En parlant des « dimensions de l’identité marocaine« , on remarque une absence totale de chronologie, sachant que l’amazighité est l’élément premier. Elle est le fondement même de l’identité nord-africaine, pas uniquement une composante. Cette définition réductrice relègue aussi aux oubliettes nos origines africaines.
5- Une loi organique définit le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette langue.
Ici on introduit une conditionnalité avec tous les aléas politiques qui peuvent l’accompagner et aussi une réserve à priori quant aux champs d’application de cette officialité. Cette loi pourrait réduire à néant le principe affirmé. On ignore quand-est-ce-que cette loi organique verra le jour. On l’attend toujours, presque trois ans après la constitutionnalisation.
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Légère différences…
Qu’est-ce-que cet article 5 de la constitution marocaine apporte de nouveau et de particulier par rapport à ce qui existe dans d’autres Etats d’Afrique du nord ? Dans la constitution algérienne, on peut lire dans l’article 3 : « L’Arabe est la langue nationale et officielle« . Art 3 bis : « Tamazight est également langue nationale. L’Etat œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire nationale « .
Pour sa part, la constitution tunisienne promulguée le 17 janvier 2014 est très claire. Dès son premier article, elle affirme ceci : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. Il n’est pas permis d’amender cet article« .Concernant la notion du « patrimoine commun », ce même principe est également exprimé dans la constitution algérienne (article 3 bis) : « Il est la langue de tous les Algériens« .
Un article intéressant figure aussi dans le préambule de la constitution algérienne : « L’Algérie est terre d’islam, partie intégrante du Grand Maghreb arabe, terre arabe, pays méditerranéen et africain… »
On remarque que le socle idéologique des trois Etats est le même : l’arabo-islamisme, une idéologie toxique et génocidaire.

Exploitation politique.

Le seul à tirer profit de ce mensonge de la constitutionnalisation est l’Etat marocain, et ce n’est surtout pas l’Amazighité. Cette reconnaissance tronquée est bénéfique à plus d’un titre à la monarchie qui en tire profit pour redorer son blason et ancrer sa légitimité. Elle se présente désormais comme une force favorable à l’amazighité, un bouclier protégeant les Imazighen face à des formations politiques arabo-islamistes hostiles à tout ce qui est amazigh. Cette reconnaissance, pour rappel, a été exigée par Mohamed VI alors que ces mêmes formations s’opposaient à toute reconnaissance. Certaines associations et acteurs du Mouvement amazigh ont mordu à l’hameçon. Ils ont applaudi et tiré aussi profit de la situation par ce qu’ils avaient été largement récompensés.
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Depuis cette « constitutionalisation », Rabat est devenue la destination des tous les « berbéristes » de l’Afrique du nord et même de la diaspora. On y vient pour se « ressourcer », visiter les nouveaux locaux de l’Ircam et faire des emplettes en livres en Tifinagh édités par l’Ircam et que ce dernier offre gracieusement, faute de pouvoir les vendre. La monarchie tend même à vendre son modèle de gestion de la question amazighe à d’autres pays comme la Libye. On a vu les Libyens adopter précipitamment Tifinagh-Ircam sans qu’aucun débat ne soit provoqué localement pour décider de la graphie à choisir. Cette graphie, imposée politiquement par Mohamed VI lui-même, est légitimée par sa reconnaissance officielle. Profitant de cette « ouverture sur l’amazighité », Rabat se permet même d’intervenir dans des dossiers touchant en premier lieu Imazighen, comme on l’a vu avec le MNLA, et à donner des leçons à d’autres Etats.

Sur terrain, rien de nouveau !

La constitutionnalisation et la communication déployée depuis trois ans par l’Etat à travers ses médias, l’Ircam et les associations qui lui sont affiliées et subventionnées ont apporté leurs fruits. Le message est simple : « Tamazight est officielle grâce au roi ». Elle est enseignée. Imazighen ont une télévision. Des masters ont été ouverts dans les universités. La culture amazighe est reconnue. Bref : Tout va bien. buxus1

Mais sur le terrain, tout cela n’est que mensonge. Tamazight n’est pas officielle. Aucune loi réglementaire définissant « le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette langue » n’a vu le jour jusqu’à maintenant. La situation de l’enseignement de cette langue est catastrophique. Il est en déclin. Tamazight n’est que folklore à la télé. Elle peine à trouver son chemin dans les médias, les administrations publiques et les tribunaux. Des prénoms amazighs sont toujours interdits. Les Imazighen souffrent de l’apartheid dans leur pays. Ils sont colonisés. Leurs terres sont volés et distribuées aux commis de l’Etat. Et ce n’est pas la constitutionnalisation de leur langue, ni sa reconnaissance officielle, ni l’Ircam qui les libérera de cette situation. Le mal est plus profond. son remède doit être radical.Ircam

A. Azergui

Ô soleil, tu n’éclaires plus mon cœur, (La France et la mine dans les chants des femmes Ait Atta)

Bref rappel historique : Le « marché aux esclaves» :

Les houillères du nord de la France ont eu recours au cours des années 1960 et 1970 à la main d’œuvre marocaine. Alors que la production du charbon touchait à sa fin, plusieurs dizaines de milliers de mineurs ont été recrutés dans le sud-est et le sud-ouest du Maroc, des régions exclusivement amazighes (berbères) par Félix Mora[1], ancien officier des affaires indigènes au Maroc devenu cadre des houillères et chef de service de la main d’œuvre étrangère du Nord-Pas-de-Calais. Cet homme marquera à jamais la mémoire collective des habitants de ces régions, notamment par ses méthodes de sélection.

Entre 1956 et 1977, quelque 78 000 jeunes issus de pauvres familles du Sud du Maroc ont été sélectionnés pour aller grossir les bataillons des gueules noires qui se déferlaient à l’époque sur le Nord de la France.

Durant ces années, les chefs de villages sillonnaient compagnes, déserts et montagnes et annonçaient en pompe l’arrivée des agents de recrutement des houillères et d’autres entreprises françaises. Cette offre était une issue pour des jeunes, sans ressources, affectés par l’appauvrissement agricole et pastoral du sud du Maroc dans les années 1960 et 1970. Ils affluaient vers les bureaux de recrutement pour s’inscrire et tenter l’aventure du départ. La France représentait pour eux de la magie et de l’espoir.

« Chaque jour, ils devenaient encore plus nombreux. Ils venaient pour recruter trois ou quatre cent, il en arrivait 5 000, 10 000 même, chacun de ses passages provoquait un déferlement»[2].

« Le monde ne manquait pas. Là où je ne pouvais retenir que trois cent personnes, sept à huit cent, voir mille se présentaient.»[3], raconte Mora lui-même. « J’ai au moins regardé dans le blanc des yeux d’un million de candidats.  Il m’est arrivé d’embaucher le père et le fils.» [4]

Les bureaux de recrutement des mineurs, dirigés par Félix Mora, ont été installés dans les locaux des autorités locales pour leur donner un caractère officiel. Les représentants du pouvoir central étaient également présents et suivaient l’opération avec grand intérêt. Malgré le scepticisme des anciens qui ont combattu l’armée française par des armes dans les monts légendaires de Bougafer et du grand Atlas, les jeunes célibataires, curieux et désireux d’améliorer leur niveau de vie ont choisi de « tenter leur chance » en s’exilant loin de leurs beaux et pauvres villages.

Les milliers de jeunes inscris ont été pris en photo pour la première fois de leur vie pour la plupart. Dotés d’un numéro, ils sont convoqués pour une visite médicale menée par une autorité médicale des houillères. L’objectif étant de sélectionner les plus aptes physiquement. Ce critère a valeur de condition sine qua non de la sélection. Les modalités de recrutement, très sévères, de ces mineurs rappelaient parfaitement l’achat des esclaves au temps de la traite des noirs. Un spectacle digne des temps anciens. Des milliers de jeunes ruraux, candidats passaient devant Félix Mora, le torse nu. Il examinait leur capacité à effectuer un travail de force, à savoir l’extraction du charbon des entrailles des mines. Il sélectionnait à partir de critères de santé et de l’apparence physique.

Les recrues doivent être âgées de 20 à 30 ans, peser 50 kg minimum, avoir une acuité visuelle correcte. La sélection médicale s’accompagnait d’un rapide interrogatoire sur les occupations professionnelles antérieures du candidat pour mieux cerner ses capacités à travailler à la mine.[5]

 Félix Mora examinait pratiquement tout. Déshabillés, les hommes sont soigneusement examinés. Une épreuve d’endurance figure également au menu de la sélection. Les recrues sont souvent laissées pendant 3 heures sous un soleil de plomb pour expérimenter leur aptitude de résistance à la chaleur de la mine.

Après ces examens, Felix Mora marque les postulants avec des tampons de couleurs différentes. Le tampon vert sur la poitrine vaut acceptation, le rouge signifie refus. Cette dernière couleur élimina les deux tiers des postulants. Après cette visite, les sélectionnés se rendaient dans un hôpital pour subir des examens médicaux approfondis prévus par la convention franco-marocaine de 1963. Les hommes, de parfaite santé, déclarés aptes à effectuer les plus pénibles des besognes, transitèrent par l’Office national d’immigration (ONI) à Casablanca et procédèrent à la signature d’un contrat de 18 mois, renouvelable par période de six mois, avant de prendre le bateau vers la France.

Arrivés à Marseille, après trois jours passés en mer, ils ont été convoyés par des bus au Nord Pas-de-Calais. En France, une nouvelle visite médicale plus sévère est effectuée. Au Nord, l’aventure de ces milliers de jeunes, aspirant à une vie digne sous d’autres cieux, devenait de moins en moins rose. Non loin du chantier, quatre mineurs partageaient un baraquement sans conditions d’hygiène. Des stages de formation et d’initiation aux techniques et aux risques du travail en mine sont donnés aux nouvelles recrues durant les premiers 15 jours de leur arrivée. Après la simulation, les hommes sont amenés aux fonds assistés par des anciens mineurs, ensuite, le mineur doit se débrouiller tout seul.

La totalité de ces ouvriers ont été affectés à l’abattage du charbon, un travail particulièrement empoussiéré qui les exposait au risque d’explosion et aux maladies professionnelles.

 «Chaque départ signifiait un fusil en moins»

Le choix des régions du sud-est et de Souss n’était pas fortuit. Il était dicté pour des raisons politiques. Entre les bidonvilles de Casablanca et les régions désertiques du sud du Maroc proposés par les autorités françaises, Hassan II avait choisi sans hésiter. Ce sera le sud.

L’immigration a toujours été instrumentalisée politiquement. Elle avait d’abord été utilisée par l’administration coloniale pour disloquer tous les liens sociaux, et vider ces régions de leurs jeunes actifs et résistants.

Déjà en 1918, le premier résident général, le maréchal Louis-Hubert Lyautey (1912-1925)  avait exigé que le recrutement des candidats à l’immigration en France soit exclusivement pratiqué au sud du Maroc, tout en interdisant les départs des marocains en provenance des autres régions «pacifiées ». Il visait par cette pratique à «pacifier les indigènes en leur prodiguant du travail rémunéré qui les arrache à la dissidence ». Le maréchal fixe aussi pour la première fois, les conditions de recrutement des candidats à l’immigration : « âge minimum vingt-cinq ans et maximum cinquante ans et recrutement exclusif dans le sud marocain.»[6]

Ces régions étaient un réservoir de main d’œuvre. Elles avaient fourni la presque totalité des travailleurs venus en France avant la seconde guerre mondiale. Joanny Ray[7]explique que «l’immense majorité des émigrés marocains appartiennent aux tribus du sud, presque tous berbères. (…) on peut estimer à 8 000 ou 9 000 originaires du sud le nombre de Marocains présents en France fin 1936. (…) Les autres parties du Maroc représentent une minorité pratiquement négligeable, de 5 à 8 pc.»

Parlant de ces émigrés, Ray écrit aussi : « Leur milieu est très inhospitalier, il est caractérisé par un climat aride, des superficies agricoles réduites, le morcèlement des propriétés. Ainsi se succèdent des années humides et des années de sécheresse réduisant ou élargissant les minces cordons cultivables qui exposent les habitants à des périodes de pénurie alimentaire. Aux difficultés économiques s’ajoutent des encouragements politiques ou administratifs : des directives, contenues dans une note du 23 mars 1918, font du sud marocain, la seule zone de recrutement des travailleurs coloniaux. Elles sont à l’initiative du général Lyautey qui voulait spécialiser le sud dans l’émigration sans dégarnir le Maroc utile. Car l’émigration était aussi un des moyens d’affaiblir la résistance du sud Maroc. Chaque départ signifiait un fusil en moins et chaque mandat une dépendance économique supplémentaire. De ce fait, face à ce contexte, l’émigration finit par devenir une alternative «naturelle » où il devient possible de gagner de l’argent.»

Dans ces villages «l’activité principale est (…) l’agriculture, l’élevage du bétail ou la construction des maisons (maçonnerie traditionnelle). Toutes ces activités valorisent la force physique et l’endurance. C’est pourquoi la valeur de l’homme se mesure à la capacité d’effectuer de pénibles travaux de force (…) Le milieu difficile et aride pousse les habitants à travailler durement, à ne pas gaspiller et à thésauriser. Il les conduit à désigner l’un des leurs pour un départ à l’extérieur, faisant de l’émigration une composante culturelle et collective.»

Au début des années 1980, juste après les émeutes du pain qui avaient secoué le pays en 1984, les autorités marocaines avaient également fait recours à l’immigration pour «vider » des régions entières du Rif et inciter leurs habitants à quitter le pays vers l’Europe. Des centaines de milliers d’amazighs du Rif immigrent alors en Belgique, aux Pays Bas et en Allemagne pour fuir la misère et la répression.

Voix des femmes :

Si les enfants amazighs rêvaient aussi d’aller à la mine à l’instar de leurs parents «avec une petite lumière sur la tête», les femmes étaient traumatisées par ce départ massif des jeunes de la région. Leurs chants tourmentés témoignent de l’humiliation qui leur a été infligée par Félix Mora.

 Le recrutement des mineurs se déroulait sous les regards inquiets des femmes. La plupart d’entre elles avaient vu un ou plusieurs membres de leurs familles partir sans pouvoir rien faire pour les retenir. Elles n’avaient que leurs voix. A l’écart des oreilles masculines, ces femmes chantent Timnadin, de très courtes pièces, tristes et mélancoliques, qu’elles improvisent lors de fêtes ou de rencontres. Elles donnent leur point de vue sur ce départ massif des jeunes. Elles se transforment en chroniqueuses. Leurs chants, malicieux, sont frappés d’une impressionnante sagesse. Ces femmes décrivent ce qu’elles voient avec une incroyable fidélité, critiquent, se moquent et conseillent aussi. Et se mettent dans la peau de ces jeunes et parlent de leurs craintes et de leurs angoisses.

Timnadin sont chantées uniquement par les femmes des tribus Ait Atta. On ne trouve pas ce genre de poésie nul par ailleurs. Il faut rappeler aussi qu’une poésie abondante d’expression amazighe, traitant de l’immigration a été également chantée dans le Souss et dans le Rif.

Poèmes :

 1- Idda-d Muγa s areḥbiy a Lqelεa

Istey izamaren izri ulli

Mora est venu à l’étable d’El Qelâa[8]

Il a choisi les béliers et laissé les brebis.

 

2-Idda-d Muγa s lbiru n Msemrir,

Yusi lbennar zrin-aγ ḥayati.

 Mora est venu au bureau de Msemrir[9]

Il a pris les plus précieux et nous a laissé les plus insignifiants.

 

3-Istey Muγa igiman kullu

Ur d-iqqimi γas ṭṭaleb d unna g ur illi wul.

 Mora n’a sélectionné que des bourgeons

Il ne reste que l’imam et les plus faibles.

4-Idda Ccabab dda fulkinin

Iqqim-d uzerdix, ittel-aγ aḍu.

 Les plus beaux sont partis

Les moches nous rendent la vie difficile.

 

5-Idda uciban ad ikkes tamart

Iddu-d Muγa izri-t ur ti-yuwiy.

 Le vieux s’est rasé la barbe.

Mora est venu mais ne l’a pas choisi.

6- A mad yan imdey ur as-tumiẓ,

Iεerra-ten Muγa, izri-t ur ten-yusiy.

 Combien d’hommes ont guetté le départ

Et Mora les avait déshabillés et délaissés!

7-Ttabeε azegzaw ayed newwaγ

Iwet-i s uzeggwaγ isferza-yi.

J’ai tant espéré être tamponné de vert

Mais le rouge m’a paralysé.

 

8-Ati gimt llebḍ a tirbatin

Iddad Muγa allig aγ ifdeḥ yuγul.

Ô filles, mettez le voile du deuil

Mora nous a humilié avant de partir.

 

9-A tafuyt ata ur da ttaγd ul-inu

Asmun izreb, akw ur nemsafaḍ

O soleil, tu n’éclaires plus mon cœur

Mon amant est parti sans même me dire «au revoir »

 

10-Nek ag illa yiγenka

Ima ajmil iga-aγ-ten Muγa.

L’anomalie était en moi;

Mora nous a rendu un service inoubliable.

11-Han awed ṭṭaleb yuwi-t Muγa

Llahrebbi a lejwamiε texwam akw.

Même l’imam a été emmené par Mora,

Pauvres mosquées, elles sont devenues vides.

12-Tut tirmi lured, walu εlaxir

Immet-i yiγejd. Awed Muγa ur aγ-iri.

La gelée a rasé mes roses. Je vis dans la disette.

Même Mora n’en veut pas de moi.

 

13- Wenna ur iddin s Hulanda

Σtun-as icirran

Mayed isskar ? iγwla qillu !

Celui qui n’émigre pas en Hollande alors qu’il a beaucoup d’enfants

Comment s’en sortira-t-il ?

Même le maïs est cher !

14-Hulanda bu luzinat walu degs ccarbun

Amaziγ a ten-ittafan.

Aux pays Bas, ils n’ont pas du charbon. Il n’ya que des usines;

Seul un Amazigh est capable de découvrir ce métal noir.

 

15-Wellah a Muγa a mer aγ-tgid acwari

Ttawid-aγ s jjbel ur ak-ttafaγ walu.

Je jure par Dieu que je suis prêt à suivre Mora

Même s’il me met un harnais sur le dos

Et qu’il m’oblige à traverser des monts.

16-Zzin d lwalidin aγef kkateγ

Allig i-tkid a jjbel i wayeḍ s Muγa.

C’est l’amour de ma bien-aimée et de mes parents 

Qui m’ont poussé à traverser des monts pour rejoindre Mora.

17-Ddarelbiḍa ag illa ssiwal n iεerrimen,

A Ddarelbiḍa ster γifi!

C’est à Casablanca que siège l’ange des morts qui jugera les jeunes;

Oh, Casablanca, protège-les!

18- A Bu CTM[10] d iddan talat

Ad ak ṛṛẓen izergan, iεmu ccifur.

Ô la CTM qui traverse la rivière

Que tes turbines se cassent et que ton chauffeur soit aveugle.

 

19- Idda lbabuṛ g waman tawada n ifiγer

Allig zlan asmun-inu.

Le bateau a serpenté la mer,

Mon bien aimé est égaré.

20-Taγ-i tγufi n zzin ur ta ddin

Daccen a lbabur ig ak-ifka aḍar.

Mon amant me manque alors qu’il n’est pas encore parti,

Imaginez ma peine lorsqu’il prendra le bateau.

21-Ar alleγ allig druγ ur ftiγ

Ass-lliγ g idda wadda riγ s Irumiyen.

J’avais tant pleuré à en mourir

Le jour du départ de mon bien aimé chez les chrétiens.

 

22-Amumeγ amumeγ giγ amm kemmin

Ah a tissmi s uyedda yaγen ul-inu.

Ce qui est arrivé m’a affecté

Et je suis amaigri comme toi ô aiguille!

23-Allah Rebbi a zzin

Ur iγiy i tafuyt wala lexdemt n Irumiyen.

Oh mon Dieu protège mon amant

Qui  ne peut résister ni au soleil ni au dur travail des chrétiens.

24-A Fransa tiḥergit ag tamud

Wenna nn-iddan iγer-d i wayeḍ a nn-iddu.

Ô toi la France, tu es ensorceleuse:

Celui qui te rejoint appelle d’autres au départ.

25- Fransa ayed igan iccki

Ima Merrakec, Ddarelbiḍa nmalan-i.

La France est au bout du monde.

Quant à Casablanca et  Marrakech, elles sont toutes proches.

 

26-Tzelleε tasa-nu taγ kull ddunit:

Ka Fransa, ka Warzazat, ka Tazarin.

Mon foie a éclaté. Ses fragments sont éparpillés

En France, à Ouarzazat et à Tazarine.

27-Awa Fransa ayed riγ awey-i ẓares.

A wadda riγ nga γifes amuḍin.

C’est en France où j’aimerai que tu m’emmènes oh mon bien aimé.

Et j’en souffre.

28-Fransa as bbiγ tiwriqin

Aliγ igenwan, zriγ arraw-inu.

J’ai préparé mes papiers pour la France,

Et j’ai traversé les cieux tout en abandonnant mes enfants.

 

29-Sameḥ-i a nnabi-nu mek xḍiγ!

Lemεict ad i-d-yuwin s Irumiyen.

J’implore ton pardon oh prophète!

C’est le besoin qui m’a poussé à aller chez les chrétiens.

 

30-A Bariz wenna t-id-ikkan

Σṣan Muḥemd, ddan s Irumiyen.

Celui qui part à Paris est un mécréant

Il a désobéi au prophète en partant chez les chrétiens.

31-A mma-nu ttedεu-aγ s lxir.

Ad ur-inn yili lleḥd ammas n Irumiyen.

Maman, implore Dieu

Pour que je ne sois pas inhumé parmi les chrétiens.

32- A mma-nu ttedεu-aγ s lxir.

Hat lliγ g lγar ad ur inḍer γifi.

Maman, implore Dieu

Je suis dans un trou. J’ai peur qu’il s’écroule et qu’il m’ensevelit.

33– A tabrat a mer giγ amm kemmin.

Ad uḍuγ g lbaliza n usmun-inu.

J’aurais aimé être une lettre

Pliée dans la valise de mon bien aimé.

 

34- Merday nufi mad aγ-as-yarun yat tebrat

i wayedriγ ister awal.

J’aurais aimé trouver quelqu’un pour m’écrire une lettre à mon bien aimé tout en gardant mon secret.

 

35- Awa rar s lxarij isur tufid ameddakkwel

A bu lidaɛa ssew-as iman.

Ô speakeur, donnes-moi les nouvelles de mon ami à l’étranger

Essaye de le convaincre pour revenir.

 

36- A Bu tbaγa ɛebri yan kilu

Ad tt-greγ i weḥrir-inu ayeddat isswan aya.

Donnez-moi juste un kilo de tabac, ô marchand !

Pour le mettre dans ma soupe. J’ai envie d’apaiser mon cœur.

37- Allaten a yirgel, allaten a tiṭṭ

Ur inni lbaraj ad-aγ ismun aman.

Pleure ô mon œil

Même un barrage ne retiendra pas nos larmes.

38-Ččan-d akw iserdan i Irumiyen

Ard d-ddun inin-ak nga ayt cciki.

Ils nous reprochent d’être insolents

Eux, ils ont mangé tous les chevaux des chrétiens.

 

39-A ayt lxarij a ayt lmal.

A widda igan imeddukkal n Irumiyen!

Émigrés fortunés,

Vous êtes les amis des chrétiens!

40-Mer da ttrara ssadaqa lεellat

Trard arraw, yan ad ur iddu s aḍu

Si la bienfaisance nous épargnait des malheurs

Elle aurait empêché nos enfants de partir.

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Par : Lhoussain Azergui

(Les poèmes ont été collectés, traduits et présentés par l’auteur) 

Notes :

[1] Né en 1926 à Croix dans le Nord. Mort en 1995.

[2] Marie Cegarra, la mémoire confisquée, les mineurs marocains dans le Nord de la France, Septentrion 1999, page :71

[3] Entretien avec Alain Coursier in Horizon 59, 16 décembre 1988 «Félix Mora, une vie au carrefour de milliers d’aventures humaines»

[4] Journal 20h00 Antenne 2, 29 juillet 1989

[5] Marie Cegarra, page 72, idem.

[6] Elkbir Atouf, « Les migrations marocaines vers la France durant l’entre deux-guerres» in Hommes et migrations N° 1247 Janvier-Février 2004

[7] Joanny Ray, Les Marocains en France, éd Maurice Lavergne Paris 1937

[8] Il s’agit ici de El Qelâa n Imgunn, une ville située dans la province d’Ouarazat

[9] Un village de montagne située dans la région d’Amedghus au sud-est du Maroc.

[10] La Compagnie de transports au Maroc.

Source : Néocultureamazighe

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