L’État malien renoue avec ses pratiques génocidaires et s’acharne sur les populations touarègues et maures.
La voix brisée d’un homme touareg entendue sur les réseaux sociaux il y a plusieurs jours hante l’esprit. Cet homme s’exprime dans la belle langue tamashaq, pleine de rondeurs et de douceurs. Mais son récit est rude. Lui-même est-il encore vivant ?
Sa parole retrace le contexte politique qui depuis sa jeunesse en 1990 a rythmé sa vie au Mali : les revendications socio-politiques des Touaregs, les violences de l’armée malienne contre les habitants, le refus total du gouvernement à prendre en compte les droits citoyens de la population du nord, les luttes armées, le sacrifice des jeunes gens, les milices contre-insurrectionnelles semant la terreur parmi les civils, l’exil de milliers de familles pour échapper aux tueries, les camps de réfugiés, la misère, les traités de paix successifs entre les fronts armés touaregs et l’État malien désireux surtout d’arrêter les combats que perd son armée en fuite sur le terrain militaire. Dès la trêve obtenue, les dirigeants politiques arment et encadrent des milices paramilitaires qui assassinent les teints « rouges », civils touaregs et maures vulnérables (femmes, enfants, vieillards). Avec la complicité active ou passive des militaires, ils brûlent les campements et les maisons, pillent, terrorisent et tuent des centaines de civils [1]. Les survivants affluent en masse dans les camps de réfugiés en Mauritanie, en Algérie et au Burkina Faso.
Un scénario brutal et répétitif jusqu’au dernier traité de paix, celui de 2015 signé à Alger sous l’égide de la communauté internationale. Bien que le cadre de cet Accord soit limité – mesures de décentralisation et intégration, dans l’armée « nationale », des combattants issus des groupes armés signataires de l’Accord – les autorités maliennes ont freiné son application, jamais achevée, comme ce fut le cas pour les précédents accords.
Le 24 mai 2021 au Mali, un nouveau coup d’État remplace celui qui avait renversé le président Ibrahim Boubakar Keïta neuf mois plus tôt. Assimi Goïta, un colonel putschiste récidiviste, prend la tête de la junte. Après avoir chassé l’armée française et les forces onusiennes internationales (MINUSMA) installées au Mali dans le cadre de « la lutte anti-terroriste », après avoir repoussé le calendrier des élections présidentielles au grand dam de la communauté internationale, ainsi que d’acteurs de la société civile malienne ou des partis politiques, le colonel annonce un coup de force au nom de la « sécurité ».
L’armée malienne va-t-elle enfin affronter et endiguer l’avancée des groupes jihadistes (sous l’obédience de l’État islamique et d’Aqmi) qui malmènent et terrorisent depuis 20 ans la population du nord, d’autant qu’ils ont aujourd’hui étendu leur emprise jusqu’à quelques kilomètres de la capitale Bamako ?
Dans le centre du Mali l’armée se livre à plusieurs massacres concernant en majorité des civils peuls confondus avec les jihadistes [2]. Au nord, ce n’est pas la menace islamiste qui semble préoccuper le régime de transition malien mais les autonomistes de l’Azawad. En attaquant ces derniers à Ber les 11 et 12 août 2023, Goïta rompt unilatéralement l’Accord de paix et de Réconciliation, parrainé par l’Algérie depuis 2015 avec le soutien de la communauté internationale et de l’ONU. Il transforme ses partenaires du nord en « terroristes », entretenant la confusion entre autonomistes et jihadistes également présents dans la région et en relations conflictuelles. Le gros mot est lancé et le permis de tuer instauré [3]. Mais Goïta ne part pas lui-même au combat. Il préfère embaucher une force étrangère, les mercenaires russes Wagner, payés à grands frais sur les caisses de l’État [4] au détriment des Maliens dont la majorité écrasante vit en dessous du seuil de pauvreté. En s’appuyant sur cette unité paramilitaire russe, connue pour ses sordides exactions contre les civils [5], l’objectif de la junte se précise : il s’agit de liquider non seulement la question politique de l’Azawad, mais sa population.
La médiation internationale menée par l’Algérie pour le suivi de l’accord de paix reste muette. Pire, les avions qui renflouent l’armée malienne avec les effectifs de la milice Wagner et les armes russes (dont des drones achetés à la Turquie) transitent par l’Algérie. A qui s’attaquent les troupes régulières et les mercenaires auxiliaires de l’État malien ? Selon un scénario récurrent, ces colonnes s’en prennent aux civils innocents qui ne peuvent se défendre, ils les éliminent, s’accaparent de leurs modestes biens et brûlent leurs villages ou leurs campements pour faire fuir les survivants. Rien ne stoppe la violence extrême des militaires maliens et de leurs alliés russes dont les méthodes d’assassinat par égorgement (pratiquées dès mars 2022 contre les villageois peuls de Moura au centre du Mali) sont identiques à celles de l’État islamique.
Le 2 octobre 2023, une lourde colonne malienne de 100 chars et véhicules blindés part de Gao en direction de Kidal. Elle atteint Anefif à 100 km de Kidal. Le village est déserté par ses habitants qui connaissent les pratiques d’exécution sommaire des militaires maliens appuyés par les miliciens russes. Encerclés par les combattants touaregs et faute de pouvoir s’approcher de Kidal, l’armée malienne et ses alliés russes usent de drones tueurs. Le mardi 7 novembre 2023, ils bombardent Kidal à trois reprises. La base de la Minusma que les Casques bleus viennent de quitter et deux autres cibles civiles dont une école sont atteintes. On dénombre plusieurs morts, selon les chiffres de la Coordination des Mouvements de l’Azawad [6] huit enfants et six hommes, ainsi que de nombreux blessés. Les combats qui s’engagent avec les groupes touaregs de l’Azawad quand la colonne Fama-Wagner tente d’atteindre Kidal sont violents. La presse malienne parle de « percée » tandis que du côté touareg on relève des mouvements de débandade parmi les militaires maliens et leurs mercenaires russes. Ces derniers bombardent aveuglément Kidal que les habitants pris au piège tentent de fuir. Le 14 novembre, l’armée malienne et ses supplétifs russes entrent dans Kidal.
La junte a-t-elle atteint son objectif de « restaurer la souveraineté de l’État sur l’ensemble du territoire national » sans intégrer dans ses troupes les combattants issus des groupes armés signataires de l’Accord d’Alger ? Sur le plan militaire, l’asymétrie des armes ne laissait prévoir que cette issue au profit de l’armée malienne et de la milice russe lourdement équipées et dotées d’une force aérienne conséquente [7].
Par contre, sur le plan socio-politique, la réactivation de l’option génocidaire du système malien (déjà mise en œuvre à de nombreuses reprises) est certainement la plus contre-productive qu’il soit pour l’avenir de cet État. Rappelons qu’en 1963, lorsque surgit le premier soulèvement des Touaregs de l’Adagh contre le nouveau dispositif frontalier entre Mali et Algérie qui ampute leurs parcours nomades et les sépare de l’Ahaggar, l’armée malienne se livre à une répression atroce contre les civils, endeuillant et traumatisant les familles sur plusieurs générations. Cette violence disproportionnée de l’État malien va fabriquer les « rebelles » de demain. Loin d’être circonstancielle, cette méthode de gestion des conflits politiques par la terreur semble structurelle, probablement nécessaire au fonctionnement même de cet État. Car depuis 60 ans d’indépendance, le gouvernement malien s’est montré incapable de restaurer la confiance au nord et de se constituer en ensemble national intégrant chaque pan de sa population. La corruption des dirigeants, la faillite des services publics, la paupérisation des habitants, la crise économique endémique, l’autoritarisme et l’idéologie héritée de la colonisation ont été corrélés à une propagande d’État qui a transformé toute contestation politique en guerre de races, d’ethnies ou de tribus. Orienter la colère et la frustration sociale vers un bouc émissaire : le nord, les nomades (Touaregs, Peuls, Maures), les éleveurs, les teints clairs… a servi à faire oublier la responsabilité des dirigeants dans la faillite de l’État.
Depuis la colonisation, le vaste espace d’échanges et de circulation qu’étaient le Sahara et ses franges sahéliennes n’a cessé de se rétrécir comme peau de chagrin. Découpé, amputé, recouvert de lignes frontières, appauvri, violenté, détruit, particulièrement ravagé et pollué du côté algérien, nigérien et libyen par l’exploitation minière (pétrole, gaz, uranium, or), miné par le trafic de drogue aux mains d’une mafia internationale, ce territoire à l’économie imbriquée entre nomades et sédentaires est devenu un terrain de chasse à l’homme pour armée et milices qui s’illustrent par des exactions d’une cruauté sans limite.
De quel syndrome souffre le Mali ? Est-ce celui du colonisé s’appropriant de façon mimétique le pouvoir, les manières et l’idéologie de l’ancien maître ? L’ex-puissance coloniale a toujours veillé à mettre en place des chefs d’État qui lui soient favorables, elle a fermé les yeux sur la corruption, la violence et la maltraitance qu’ils exerçaient contre leur peuple, pourvu que les intérêts français soient préservés. Cette culture de l’impunité a formaté les élites politiques du continent. Mais le lien entre l’ex-puissance coloniale et les nouveaux États est plus intime encore car de nature organique : il touche à la création et à la constitution même de ces entités politico-territoriales nées dans les années 1960, à leur mode d’organisation et de fonctionnement copié sur le centralisme français, à leurs frontières dessinés par l’avancée des troupes coloniales venant d’Alger ou de Dakar, à leurs institutions, à leur idéologie évolutionniste, à la méfiance si ce n’est à la peur héritées du temps de l’occupation coloniale, contre les groupes sociaux qui ont résisté à l’Empire (ce qui n’était d’ailleurs pas le cas de la région de Kidal). Voilà le paradoxe absolu de ces États et de leur personnel politique formé par et pour les intérêts d’une puissance extérieure.
La rhétorique coloniale fondée sur une vision raciale, ethnique et tribale de l’Afrique a été reprise intégralement par les autorités et la plupart des media maliens à chaque crise politique. Elle a conduit dans les périodes de conflit à une véritable obsession touarégophobe, amalgamant toute la population touareg dans un schéma de rébellion génétique. Cette propagande a dérivé en slogans prônant l’extermination de « l’ennemi de l’intérieur ». De nombreux appels au meurtre ont été ainsi relayés en toute impunité par la presse malienne et les réseaux sociaux, particulièrement actifs depuis 2012. [8] Quant aux membres de la société civile ou des partis politiques qui ont eu le courage de protester contre cette gestion mortifère des conflits, ils ont été menacés par le pouvoir et ses soutiens inconditionnels pour qu’ils se taisent.
L’État du Mali reste plus que jamais prisonnier de son héritage colonial. Sa pensée politique est calquée sur un modèle d’État à la fois centralisé et autoritaire, incapable de penser la diversité et de se construire en l’intégrant. L’armée nationale a repris contre les civils les pratiques sanguinaires de répression des corps de l’armée coloniale regroupés sous le nom de « Tirailleurs sénégalais » et a été conforté dans ces méthodes par la milice russe Wagner. Cette logique qui prône la violence plutôt que le dialogue n’a abouti jusqu’ici qu’à creuser les fractures entre les différentes composantes de la population. Dans ce contexte, l’instauration militaire de la « souveraineté de l’État sur l’ensemble du territoire national » est un leurre passager qui conduit plutôt à la dissolution du « pays » en tant qu’ensemble se reconnaissant comme tel. Ce n’est certainement pas l’inféodation à un nouveau maître qui changera le processus d’autodestruction du Mali – pas plus d’ailleurs que chez ses voisins sous la coupe de pouvoirs putschistes ou dictatoriaux –, tous engagés dans le chaos des représailles aveugles contre leurs populations, ouvrant ainsi la voie à l’expansion jihadiste.
HCH
15 novembre 2023
[1] Pour ne citer que quelques exemples : 20 mai 1991 à Léré, exécution extrajudiciaire par l’armée de 50 Touaregs et Maures ; 14 mai 1992 à Gossi, 12 Touaregs travaillant pour une ONG norvégienne assassinés par la gendarmerie locale ; 21 avril 1994, environs de Menaka 4 à 12 civils touaregs exécutés (Amnesty International) ; du 12 au 29 juin 1994, à Tombouctou et aux environs, 455 victimes civiles nominalement identifiées (Enquêtes préliminaires regroupées sur les massacres de Tombouctou, Association des réfugiés victimes de la répression de l’Azawad, Nouakchott) ; 23 octobre 1994, Inelfis, 51 Touaregs massacrés par la milice Ganda Koy (’Bilan de I’attaque de Gao’, Ataram, n.d), etc.
Voir également la presse malienne : « Le lieutenant Abdoulaye Cissé dit Blo, le tueur de Ber, démasqué », L’Union, 19/7/94 ; « Tueries sauvages au Nord », L’Union du 5/8/94 ; « Horreur à la rwandaise », Le Républicain n° 100, 10/8/94.
Parmi les nombreux témoignages recueillis sur ces terribles années 1990, voir Touaregs. Voix solitaires sous l’horizon confisqué, Survival International, Ethnies-Documents 20-21, Paris, 1996, https://shs.hal.science/halshs-00293895/document
[2] Massacre de Moura, au moins 500 morts, voir https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/05/29/massacre-de-moura-au-mali-ce-que-l-on-sait-des-deux-militaires-sanctionnes-par-les-etats-unis_6175335_3212.html
[3] Notons que la presse internationale, sans aucune vigilance critique, appelle désormais « rebelles » de l’Azawad les signataires de l’Accord d’Alger.
[4] Selon Mondafrique (28/06/2023, https://mondafrique.com/decryptage/et-si-les-mercenaires-de-wagner-quittaient-le-mali/), les autorités de Bamako « verseraient chaque mois entre 7 et 9 milliards de Francs CFA, soit entre 7 et 9 millions d’euros. Au départ, comme en Centrafrique, Wagner devait se payer sur les ressources du pays et des mines devaient leur être attribuées, mais les négociations n’ont pas abouti ».
[5] La milice Wagner a été accusée par de nombreux témoignages d’actes de torture, de viols et d’exécutions sommaires en République centrafricaine, au Mali, en Ukraine, en Syrie. Son inscription sur la liste des organisations terroristes a été réclamée par Londres, et plus récemment par Paris. Voir Assemblée Nationale, résolution 111, 9 mai 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16t0111_texte-adopte-seance#
[6] Englobée en 2021 dans le Cadre stratégique permanent pour la paix, la sécurité et le développement (CSP-PSD)
[7] Il faut rajouter au surarmement de l’armée (voir http://news.abamako.com/h/261263.html) la contribution aérienne des juntes voisines (Niger, Burkina Faso) liées au Mali par un accord de défense signé le 16 septembre 2023 (Alliance des Etats du Sahel).
[8] Voir par exemple en 2012 (La Voix du Nord) : « Balayons toute présence nomade de nos villes et villages, de nos terres même incultes… Refoulons les nomades dans les sables de l’Azaouad… Organisez-vous, armez-vous, levons l’armée du peuple qui seule peut abattre l’ennemi ». Ou les commentaires relayés par Malijet : « S’il faut passer par l’exemple du Rwanda pour être unifier [sic] moi je suis partant et sans craindre la CPI [Cour Pénale Internationale] ou autres conneries du même genre » (signé dla8y, 06/04/2012) ; « J’ai la solution pour le problème touareg. Ouverture de fours crématoires pour les femmes touaregs enceintes » (signé Sekoubko, 1/02/2013).